Toutes voiles dehors

Todo pasa y todo queda,
pero lo nuestro es pasar,
pasar haciendo caminos,
caminos sobre la mar.

Antonio MACHADO (Proverbios y Cantares - XLIV)

cras ingens iterabimus aequor

HORACE ( Ode I, VII )

EMBARQUEMENT immédiat...
Pas pour Cythère... pas pour l'Enfer...
Pour changer d'air... Jouer la fille de l'air...
 
Impérieuse et urgente exigence qui, au sens propre, vous saisit, qui s'empare de vous comme une armée enlève une citadelle insurgée.
 
Partir, partir au loin, plus loin encore,
avant la mort trouver un port où traîner son corps...
 
Bien sûr, ne surtout pas s'encombrer de ces valises bourrées de fantômes, remplies de regrets, de bouts de ficelle, de marabouts...
Non, le viatique se doit d'être sobre malgré son éclectisme:
avec, attrapés comme à la hâte, les œuvres de ce cher Horace et ... un simple couteau suisse vous voilà certainement très richement pourvus !...
 
L'alliance de la sagesse et de la débrouillardise a toujours été l'armement des survivants.
 
Ajouter de surcroît, hélas, quelques prosaïques, nécessaires et suffisants sauf-conduits: liasses de dollars, jolis coquillages bien nacrés, bourse bien pleine de brillants thalers d'argent, fourrures rares, sel, épices... selon ce qui a cours en votre époque (certainement désespérante),
 
et vogue la galère !...
 
Un tel voyage ne se prépare pas, ne s'improvise pas.
 
On part.
Point barre.
Évidence rayonnante et joyeuse !
 
Et combien on se sent léger d'avoir été si pesant !
 
Et combien, malgré la certitude et l'imminence du départ on a du mal à l'imaginer !
Un pied dans chaque vie, celle d'avant, celle d'après, comme suspendu dans une niche de temps figé, corps immobile, esprit bouillonnant...
 
Aucune décision n'est plus à prendre, rien de concret ne peut plus changer le cours de l'aventure...
 
De façon surprenante, c'est alors que vous vous pensez plus libre que vous ne le serez jamais que vous êtes le plus dépendant d'un flux d'événements qui vous sont totalement étrangers.
Comme si votre décision avait mis en branle toute une armée d'automates hostiles.
 
Mais sont-ce vraiment eux, tout ces gens anonymes et indifférents, les empêcheurs de s'évader en rond ou est-ce de l'intérieur même de votre âme meurtrie que montent toutes ces réticences ?
 
Ah ! Que ce dernier instant est malgré tout déchirant... Penser le moins possible... Hypocrite conseil... S'imaginer en partance pour ... Zanzibar. Samarkand peut-être... Relire une ode, une épode... (Se souvenir que vous avez emporté les œuvres d'Horace..., elles sont sûrement dans votre poche droite...) Garder cependant l'œil sur l'activité du quai, de quelque quai qu'il s'agisse...
 
Une vague envie de prier ? Pourquoi pas ? En l'absence d'asservissement à des divinités tonitruantes, je vous conseille les Parques, leur cruauté, au moins, est policée ...
 
Que souhaiter ? Qu'au destin accompli s'ajoute un destin favorable, voilà qui me semble suffisamment sensé pour être proféré... Mais vous pouvez parfaitement le marmonner...
 
Déployer toute une petite magie domestique, juste pour voir, l'air de rien, si le monde, pour une fois, peut donner l'illusion de vous obéir...
 
Savoir toutefois que ce genre de gaminerie a ses limites, mais il faut bien comme vous le dites "tuer le temps". Juste retour des choses, même si vous savez fort bien qui des deux aura le dernier mot...
 
Finalement, cette angoisse qui vous vient épisodiquement, n'est-elle pas causée, non par le départ, mais par la crainte qu'il n'ait pas lieu ? Comment en effet revenir en arrière sans déchoir ? Comment arriver à endosser à nouveau cette chape ? C'est vrai qu'il va falloir en endosser une autre... Tout aussi pesante certainement...
 
Alors ? Rester là ? Suspendu dans ce mouvant et inconfortable présent ? Totalement et définitivement impossible. Mathématiquement insoluble. Mais, allons, soyons sérieux, ces hésitations toutes formelles n'ont vraiment pas lieu d'être. L'heure n'est plus au choix. Éventuellement peut-on encore opter pour une direction ou une autre mais là s'arrête le dilemme.
 
Et brusquement le monde retrouve sa voix. Soudain le son vibre de nouveau avec une intensité inaccoutumée. Tout bruit, tout résonne, et c'est comme si l'univers, à l'instant, gagnait une dimension supplémentaire. L'inconstance du présent s'en trouve renforcée. Tout semble se précipiter. Et l'épave de votre corps bringuebale sur la crête des clameurs.
 
Ah! qui dira la douceur d'une porte refermée derrière soi, quand s'en ouvre aussitôt une autre en face ... La linéarité de l'horizon qui s'offre s'apaise alors en s'incurvant... Un adagio discret chasse la dissonance. Des senteurs de bigaradier embaument un air renouvelé. Tout s'unit pour revivifier, pour purifier, se libérer de la noire carapace, de la gangue épaisse et oppressante.
 
Nouvelle facette. Même solitaire.
 
Tout départ, avant tout, est vent. Nul ne peut dire qu'il est parti s'il n'a d'abord ressenti le poids de l'air sur sa face. Les yeux fermés pour que l'attention entière se reporte sur ce frottement. C'est ce contact physique qui fonde le départ, qui marque l'origine du nouveau segment, qui débonde la source fraîche d'illusions toutes neuves. Même avec le crin le plus blanc vous ruisselez de jouvence, prêt, vous semble-t-il, à toutes les conquêtes, à tous les combats...
 
Puissants et lénifiants leurres de la nouveauté !
 
Tout départ, avant tout, est arrivée. C'est pour elle que vous avez enduré tout cela. C'est pour elle que vous vous êtes purifié, fortifié. C'est elle qui justifie l'itinéraire, qui légitime les abandons. Il faut vous la souhaiter digne de l'enjeu et la plus expédiente possible. A n'en pas douter elle l'est, le sera, l'a toujours été, vous attendait. Dirons-nous qu'elle ressemble à une jeune épousée parée pour la noce ? Cela ne sera-t-il pas trop extrême ? Quelque chose de semblable assurément...
 
Aveuglants et apaisants artifices du changement !
 
Et maintenant ?...
Non, vous ne permettrez pas que les sédiments de l'habitude revêtent de nouveau votre âme.
Celui qui, une fois, s'est mis en route, doit savoir qu'il est à jamais devenu nomade.
Sempiternelle errance...
 
Passant... passeur...
Chemineau délibéré sans désir de retour...
Sans envie de certitudes...
 
Vagabond étoilé qui passe... qui passe son chemin...
 
Et pourquoi l'envier ? Il n'est, pour autant, nul besoin de traversée transocéanique. Nulle nécessité de périple intercontinental... Il est des odyssées fort effrénées, des pérégrinations très échevelées qui n'ont pas commencé sur le quai d'une gare, sur la jetée d'un port... Mettre les voiles, prendre le large, en ce monde de chimères, est certainement envisageable par procuration, si c'est avec Homère, si c'est avec Conrad...
 
Mais tout de même...
la brûlure du vent ...
la fraîcheur de l'air...
la douce petite musique de l'oiseau quetzal...
la senteur fruitée de l'essence de néroli...
la Croix du Sud au centre de l'infini du ciel austral...
 
Allons !
Toutes affaires cessantes toutes voiles dehors...

Denys EISSART

addenda > Autour de "Toutes voiles dehors"...

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