Le jeu de l'oiseau labyrinthe

Marco Polo décrit un pont, pierre par pierre.
- Mais laquelle est la pierre qui soutient le pont? demande Kublai Khan.
- Le pont n'est pas soutenu par telle ou telle pierre, répond Marco, mais par la ligne de l'arc qu'à elles toutes elles forment.
Kublai Khan reste silencieux, il réfléchit. Puis il ajoute:
- Pourquoi me parles-tu des pierres? C'est l'arc seul qui m'intéresse.
Polo répond:
- Sans pierres il n'y a pas d'arc.

Italo CALVINO (Les villes invisibles)

1

Une porte en s'ouvrant a fermé toutes portes. La citadelle se rend. Ses murailles conduisent. Le chemin, complaisant, s'avance comme un hôte. Il n'est plus temps de balancer. Trois présages déchiffrés par trois augures interrogés disent l'heure propice. Qu'un pas confiant frappe le sol. Que l'équipée commence...

2

Sous la sandale neuve, un gravier tente un cri. Esquive. Arrogance. Le temps est désormais sans grande consistance.

3

Ainsi sautent les moutons. Ainsi tu entres dans la chaîne... Ce jeu est florentin, pas du tout enfantin... Tu passes, tu es passé. Une fois entré, ne peux plus reculer.

4

Comme tout devient facile ! Ce n'est plus toi qui délibères, qui légifères. Obéis, cela suffit, cela remplit ta vie.

5

Ici, la danse des cygnes noirs. Danse aussi ! L'oiseau te l'autorise... Suis, dans l'éther, le blanc fantôme d'un autre Lohengrin.

6

De oui à non, passe le pont, car l'arc en ciel marie tant de mondes inverses. Le pontife bâtit et Lucifer aussi. Toi tu payes le prix. Lancelot fit ainsi. Tu dois pareillement subir l'épreuve. Endurer. Endurer. Et traverser sur le fil de l'épée.

7

Tout ce sang. Insignifiant. Le sang humain est dérisoire mais c'est de bière rouge que s'enivre Sekhmet.

8

Tout ce sang si précieux. Répandu pour les dieux et versé par les hommes...

9

Ici, la danse des cygnes blancs. Derechef danse... Fais route vers cette craintive Léda. Traverse en ondulant les espaces disjoints.

10

Le temps n'a pas toujours le temps. Seuls les oiseaux, de battement en battement, rythment et rehaussent un silence accablant.

11

Les épisodes construisent l'aventure. Auteur marionnette. Acteur manipulateur. Tous les fils sont emmêlés. Casse-tête. Casse-tête...

12

Sur chaque esquif tournent les antennes comme girouettes disloquées. Le flot se déverse. Le tourbillon fracasse. Cloaca maxima !

13

Maintenir, cependant ... un reste de dignité. Veiller sur ces bribes d'humanité cachées dans des recoins écartés.

14

Les mésanges dansent le quadrille, les pinsons la séguedille. Tous les neuf ans Minos devient plus sage. Tous les neuf pas on ouvre une autre cage.

15

Ah ! Malheur ! L'Oiseau s'échappe ! Hors de ma vue. Tout est perdu. Dans cette rue inéluctable ... roulant sous mes pieds nus...

16

Œillères ! œillères ! Rien à voir, rien à dire.... Ne pas perdre la tête. Tête baissée, tête contre les murs... Ne pas en donner sa tête à couper...

17

I'm in the streets with the tombstone blues... Mais le vent a soufflé et le fleuve a coulé. Rien jamais ne ressuscite. Et l'univers toujours en fuite ignore son passé.

18

Anser. Anser. Danse la danse de l'oie. Prends le pas cadencé. La danse redouble toujours le nombre de tes pas, t'envoie toujours plus au-delà...

19

Au cabaret des pauvres diables, personne n'entre par hasard. Au palais du roi Minos sont tant de chambres que nul n'y peut plus dormir. (Que le fruit de Pasiphaé est amer !) En cette nuit d'hiver, voyageur, ne te demande pas quelle histoire attend là-bas sa fin, passe ton chemin. L'Hostellerie est un piège. Un leurre du Malin.

20

En cette course point de repos... En cette quête aucun secours. Seul et prisonnier de ces deux longs murs spiralés.

21

À se cogner la tête. À pleurer de dépit et de rage. À pleurer sur son sort. Lamentables lamentations...

22

Parcours clos en des lices aveugles pour un tournoi sans autre adversaire que soi. Impuissant comme un Agamemnon payant à jamais son impie vantardise.

23

L'Oiseau encore et sa danse à neuf temps. Comme un rythme lent. Comme une certitude que l'on n'élude.

24

Ce couloir, cette parenthèse... et le scandale tenace des proscriptions. De toutes prisons s'échappent des rêves de salicornes, des envies de Capri, de Palma de Majorque...

25

Les étendards qui se tordent et se tendent entre les merlons gardent le souvenir des cent onze Révolutions. Drapeaux livides blêmes et cramoisis qui frémissent d'effroi dans la nuit.

26

Au coin des hasards se font belles rencontres que jamais coup de dés ne pourra abolir. S'ils roulent comme têtes coupées c'est pour mieux reluquer de leurs six yeux bien ronds ces belles aventures.

27

Trois fois neuf pas et revoilà l'oiseau feu, l'oiseau souffle, messager des Dioscures. Avec sa subtile gavotte, il te mènera au pied d'un impénétrable Potala.

28

Comme boule de billard renvoyée par les bandes, sans fin tu caramboles les façades de brique. Thème récurrent qui rétrograde et repart tel un écho rebondissant.

29

Jamais, jamais, au grand jamais tu ne sauras écrire l'équation du trajet, il faudra t'y résoudre et puis t'y dissoudre. Étoile filante prise à son propre vœu...

30

Elle grimace devant tes pas, ébouriffée... la gueule ouverte... Hier vive et charmante... Hier si enjouée... Aujourd'hui Ophélie voguant sur le fleuve gelé. C'était ta dernière mise en garde... en pure perte... en pure perte...

31

Et te voilà au fond de toi, et te voilà au fond du puits. Au secret ! Au secret ! En ton humide geôle, la vérité t'habille de nudité. Au-dedans, on voit mieux le dehors. A la croisée d'un monde triple apprends à te connaître. Car il faut que tu tombes ! Que l'eau lustrale t'éclabousse. Que la foudre te frappe d'une stupeur nouvelle. Qu'un amour déroule son piège en fils de soie. Qu'un enfant prenne le temps de naître. Qu'une route se trace en cette terre vierge. Qu'elle conduise à la grande ville que tu dois construire. Qu'un linceul prenne le temps de se tisser. Et c'est pour tout cela que tu es là. Que tu attends ton tour. Un autre viendra et ce sera ton frère. Aie cette certitude...

32

Posé sur la margelle, l'oiseau d'or te surveille. Nul n'échappe au phénix. Lui qui danse pour toi qui renais au monde d'en-bas.

33

Tel celui qui, au milieu du chemin de sa vie, se retrouva dans l'obscure forêt, tu sais que tu ne resteras pas seul. Tu sais que tu trouveras ton guide.

34

Où vont les âmes ? Où sont les dieux anciens ? Sous quel olivier millénaire chante à jamais Homère ? Où se bâtiront les Alexandries de demain ?

35

Sortir ! Deuxième vie. Deuxième chance... Courir les grands chemins et battre le pavé. De par le monde vagabonder. Tout repart, se rembobine, se relance...

36

Sur des ailes légères, survoler les déserts. Préféré des Muses s'élever d'un vol plumeux au-dessus de la populace et de ses tristes jeux.

37

Une halte à Venouse. Une pause à Toulouse. Escales en Italie et en Septimanie. La spirale s'enroule pour un antique rite aux pelouses fendues de la belle Aphrodite.

38

Tel Antoine et son Isis nouvelle, jouir d'une saison de Vie inimitable. Noces d'ivresse et de souffrance. Les tourbillons d'Actium chassent dans leur violence les languides arômes du Nil.

39

Un escalier se glisse, sous tes pas qui te hissent. Du désert à l'éther, extirpé par l'hélice. Valse vive du vent autour de l'océan. De roches tarpéiennes sont les points culminants.

40

Voyageur immobile qui chevauche le Temps, compagnon de l'instant, passager du présent, longeant l'allée sacrée aux noirs aérolithes, c'est l'épique Anabase que sans fin tu récites.

41

Ici danse un héron dans la cendre et le sang. Nul ne comprend son chant, nul ne traduit son mime. N'est-il venu que pour créer le rythme ?

42

Apprends le pas de Yu, suis la danse des grues. Thésée ne peut lutter sans s'égarer un peu, sans oublier le fil, sans se brûler au jeu. Avancées et retours, balancés, chaloupés, Thésée est désarmé s'il n'est pas initié. En-allées inversées. Parcours cérémoniel. Le tracé disparaît devient immatériel. Ici, où que tu sois, tu arrives à Knossos. Ici aucune loi qui ne devienne fausse. Enfin tout oublier, enfin recommencer. Du sang du Minotaure hardiment aspergé, baptisé, rénové, tu pourras désormais comme régénéré, mettre un terme au trajet. Mithra dieu de sagesse, ordonnateur du monde, règle la liturgie des mystères qu'il fonde.

43

C'est un printemps précoce, une aurore pressée d'apporter sa lumière aux fleurs de cette terre. Le chant du rossignol sépare les amants, mais le même air endort les rudes combattants. Allons ! toi aussi mets-toi en marche, suis le tempo, prend l'allure qu'il faut.

44

Boute selle ! Une Compostelle t'attend. Montjoie ! Peut-être Shangri-La... Plus le but est élevé plus la marche est légère, plus la route est aisée, plus l'esprit est comblé. Certain de l'arrivée, tu peux tout aussi bien, à l'ombre de ce pin, t'allonger et rêver. Voyageur immobile, impeccable, souverain.

45

Quel oiseau viendra te voir en songe ? Quel oiseau pour ponctuer ton rêve, pour soulager tes pas ? L'hirondelle en habit sombre sera la virgule légère de ton récit spiralé. Ses graphismes tourbillonnants signeront ton aventure.

46

Par moments tout s'enlise. Abattement et vague à l'âme. Comment trouver la force d'avancer ? Où trouver l'énergie permettant d'ajouter un jour, un jour encore, à la somme déjà exécutée ? L'envie est là, profonde, tenace, de se pelotonner dans le coin de la case, dos au mur, menton bien calé sur les genoux serrés, les yeux vides, l'esprit inhabité, déconnecté.

47

Racines des banians enserrant des temples montagnes, broyant mon cœur, brisant les stèles. Trônes de graviers, chambres nuptiales à tous les vents, toute pudeur jetée aux orties, mille Angkor dépeupleront un jour le monde.

48

Mox, nox. Bientôt la nuit. La negra nuèit. Nuit de bure ou de satin, ce sera sans importance. Tout en vrac, cul par-dessus tête, le sud au nord et tout de bas en haut. Trop instable... trop irresponsable... Il serait bon finalement de se hâter un peu. De relancer le jeu...

49

Adieu passant. Adieu jolie passante. Puissions-nous un jour, dans un monde meilleur, mieux nous connaître et nous aimer peut-être. En attendant, ton regard fugitif recouvre ces pauvres cendres d'un suffisant linceul. Va, passe ton chemin. Tout est bien.

50

Les corbeaux ont emporté l'âme du barbare guerrier couché sous l'arbre mort. Noirs émissaires de retour des ténèbres, ils dansent leur espérance. Cras ! Cras !

51

Encore treize pas. Treize coups d'aile. Dix et trois vies et toutes les lunes d'une Très Grande Année. Le maléfice et le sacrifice. Et l'encens du palais, comme par dérision s'exhale jusqu'ici. Que deviendront tes belles résolutions ? Déploie tes voiles, qu'importe leur couleur pourvu que le vent s'y presse. Blanches ou noires poussent la nef également.

52

Pris ! Perdu ! Défait. Abattu. Écrasé. Tu partais... tu volais... soudain l'air devint infranchissable. Le temps, le temps liquide, évanescent, comme toujours frivole, reste seul à s'enfuir . Abandonné. Comme Ariane à Naxos... Désenchanté. Il faut payer le prix, il faut rendre des comptes. De blancs geôliers s'affairent en silence. Goo goo g'joob... Des insectes géants distillent un froid venin. Goo goo g'joob... La danse des gitanes dans les volutes bleues. Goo goo g'joob... La musique s'emballe et va couvrir tes pleurs. Qui viendra te chercher ?

53

Qui a plus d'une vie, aura plus d'une mort. Pourquoi cet addenda ? Pourquoi un autre port ? Les grands dés ont roulé pour un coup de Vénus. Autant jouer sa vie à la roulette russe.

54

Par toutes routes de briques jaunes, accourez chevaliers des royaumes farfelus, hommes de fer blanc, lions de fantaisie. Les épouvantails n'effarouchent plus guère les oiseaux mirifiques de ces contes nouveaux. Pas de sabbat dans la clairière. Pour la parade du solstice, c'est la joie de la jeunesse qui se déchaîne enfin. Oz n'est qu'un fantoche que l'innocence fauche.

55

Onze lustres pour un éclairage nouveau, mais c'est à la lueur des torches que se font les plus nobles processions. Les âmes pures pointillent le chemin qui mène de la nuit de Montsegur à l'aube de Montsalvat.

56

La fine main du semeur d'étoiles a effleuré la Lyre pour accompagner le chant naissant de l'aurore. Les mots qui viennent alors aux lèvres sont graves et mémorables.

57

Tout s'accélère. De raccourci en coursière, de pistes en foulées, tu te hâtes, tu presses le pas. Un rendez-vous comme cela ne se rate pas. Ce léger serrement de cœur, finalement, comme il te rajeunit. Et cette rougeur n'est-elle due qu'à la rapidité de la marche ? Allons, tu fais un prétendant fort présentable ! Et elle est là !

58

Perséphone s'invitera ce soir chez Leonor Fini. Même regard bleu-froid, prédateur, impassible, de hautaine ragazza. Confrontation tranquille. Les règles étaient connues. Point de surprise. Point de frayeur. La Belle Dame Sans Merci ne serait pas mieux accueillie. Rien ne se termine ici mais tant de choses changent. C'est cela bien sûr que tu attends. Qu'elle étende son voile pour pouvoir enfin passer derrière la toile.

59

Pour la dernière valse, au milieu des murmures, de vieux oiseaux de nuit grimpèrent sur l'estrade. Le tout premier accord fit voler en éclats le cristal de l'hiver et les masques tombèrent.

60

Sérénissime. Hors d'atteinte. Laisser encore tomber peut-être une sage maxime, quelque aphorisme bien senti, deux ou trois pensées magistrales. Mais à distance. Avec une certaine hauteur. Le temps de la morale est arrivé.

61

Siddhârta a vu l'illusion des mondes. Toi, ne feras-tu pas mordre la poussière au serpent de tes propres illusions, ne balayeras-tu pas la vanité de tes chimères ?

62

Naître enfin vraiment, par une nuit de Walpurgis. Le feu repousse l'erreur. Le feu repousse les peurs. Phaéton, cette fois, conduit son attelage d'une main assurée et ce sont des cieux nouveaux qu'il s'en va éclairer.

63

Là où le soleil se lève, là où les fleuves naissent, là où de fluides déesses glissent à l'ombre des flamboyants, là est le Royaume d'Anser, le florissant Jardin de l'Oie, objet de ta longue quête. Toi, tu t'en vas, nous, nous demeurons, stupides sur le seuil. La porte en se fermant assombrit ciel et terre... et tout fut à refaire...

Denys EISSART

addenda > Autour de "Le jeu de l'oiseau labyrinthe"...

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