Haute époque
Monté au faîte de la montagne, Gilgamesh versa la fleur de la farine en disant : "Apporte-moi un songe favorable". Tandis qu'une bourrasque passait et s'éloignait, Enkidu exécuta pour lui le rituel divinatoire. Il le fit se coucher et l'enferma dans un cercle enchanté. Le Sommeil qui se déverse sur tous les hommes tomba alors sur lui.
L'épopée de Gilgamesh
Sentir,
ressentir,
se sentir fragment,
se comprendre élément,
pièce capitale, vitale, vivante.
Se percevoir constituant,
vif, animé, éveillé.
Disponible.
Agréer les lois, accepter les règles,
jouer le jeu, le jeu unique dans lequel on est joué, berné, dupé, leurré.
Ballotté et tiraillé entre la reposante inertie et la fascinante et illusoire liberté.
Bref, exister...
Exister pour témoigner,
témoigner d'une certaine inutilité,
comprendre sa vie comme la foucade
d'un privilégié fantasque, bien qu'incommensurable,
exister malgré la superfluité, l'inanité, la futilité presque de cette existence
trop souvent tapageuse,
trop souvent exubérante,
trop souvent harassante,
mais si singulière...
parfois...
Avec l'envie du plus discret des témoignages, oublié et contemplatif, sur la banquette d'un buffet de gare ou sur une plage d'Hiva-Oa,
face au grouillement d'autres bipèdes ou de décapodes tout autant occupés, préoccupés, face à soi dans la vitre sans tain de son cœur épuisé.
N'importe où, mais en assumant cette confrontation cruciale, à la croisée des incertitudes, face aux multiples dilemmes qui parsèment notre parcours
comme autant d'énigmes initiatiques dans le grand questionnaire de la destinée.
N'importe quand, avec peut-être une légère préférence pour une haute époque, une époque où l'homme tirait une bonne part de sa valeur de sa rareté,
de la nouveauté de ses expériences, de la découverte du monde étrange offert à sa concupiscence.
Au bord d'une rivière, ils se sont arrêtés...
L'homme est aux aguets. La femme est en éveil... La grève est fin de traque. Et le chasseur chassé. La chasse est nécessaire aux errants. Aux pugnaces conquérants.
A ces élus désarmants qui doivent apprendre à leurs dépens que tout cela est à dompter, à dominer, à maîtriser, et ne sera jamais offert, jamais...
Au bord de la rivière, ils se sont abreuvés...
L'homme est apaisé. La femme est en éveil. L'eau est attirante. L'eau est repoussante. La femme aime cet élément qui lui ressemble.
Cet élément que l'homme ne possèdera jamais, non jamais...
Au bord de l'eau, ils se sont connus. Évidemment...
L'homme est satisfait. Endormi. La femme, elle, n'est qu'en veille, comme toujours. Elle est si fascinante. Si rebutante aussi.
L'homme ne sait pas. Ne saura jamais, jamais...
Tant pis. Tant de choses à faire. Tant de lieux à découvrir. Tant d'êtres à soumettre. Pas le temps de s'appesantir. Pas le temps de bayer aux corneilles. Le monde attend. Le monde espère. Des villes à bâtir. Des empires à établir. Des routes à tracer. Des outils à inventer. Des armes aussi. Des registres à remplir. Avec les formulaires qui vont avec. Tout un monde à planifier, à ordonner, à quadriller. Ce monde est si confus ! Illisible ! Inintelligible ! Tout à faire. Tout à découvrir. Tout à conquérir. Pas le temps de musarder ! Juste le temps de reprendre des forces...
Voilà le rêve de l'homme.
Nous sommes dans ce rêve.
Et nous sommes ce rêve...
Et la femme finit par le rejoindre. Elle abandonne ses vagabondages parmi colifichets et fanfreluches. Elle veut sa part d'empire. Elle veut sa part de puissance. Elle rêve avec lui. Et le rêve prend de l'ampleur et nous asservit. Tous.
Tributaires de leur monde et démiurges du nôtre !
Car nous sommes dans ce rêve.
Car nous sommes ce rêve...
Nous sommes leur futur, leur clinquant futur, leur avenir bringuebalant, leurs fières espérances, leur ambition procuratoire. Nous sommes tout cela et rien d'autre. Nos chimériques velléités d'indépendance ne peuvent aboutir qu'à des déconvenues fatales. Nous sommes leurs prisonniers. Captifs de leur songe, enchaînés à leur rêverie, le licol bien serré, l'espace bien cadastré, bien planifié.
Ah ! S'affranchir de cette oppressante égide tant qu'il en est encore temps !...
Leur réveil sera notre suicide, mais notre effacement ne vaudra-t-il pas mieux que cette trompeuse liberté conditionnelle, que cet univers factice et corrompu, que cet espace nauséabond qu'ils nous rêvent depuis si longtemps ?
Un autre rêve est-il possible ?
Y aurons-nous notre place ?...
Denys EISSART
addenda > Autour de "Haute époque"...
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