La lutte avec l'ange

"La fortune des mortels grandit en un instant; un instant suffit pour qu'elle tombe à terre, renversée par le destin inflexible. Êtres éphémères !"

PINDARE (Pythiques, VIII)

I

Extérieur. Intérieur. La porte semblait pourtant un anodin passage. Un détour possible. Une incursion vénielle.
 
Pourquoi avoir suivi ce vieil enfant ici ? Amère ressemblance. Pour quel pèlerinage ? Pour quelle expiation ?
 
Claquement implacable. Tonnerre. Tous sens inactivés. Pétrifiés. Attente. Mémoire morte de l'avant. Avant... Après... Rumeurs perdues, coquille vide, vérité nue. Attente.
 
Tu appartiens déjà au monde intermédiaire. Épisode ou épilogue ? Tu connais la réponse. Temps lucide comprimé par une soudaine gravité, mesuré par cette résonance.
 
Activer un à un chacun des sens anciens. Par eux tu disposais du monde. Ô cette fraîcheur humide sur la peau... Ô cette odeur d'encens froid... Ô ces échos de bruits secrets nés de l'ombre... L'aveuglement rehausse l'insignifiance.
 
S'insérer dans le décor. Figurant inutile. Que fais-tu là en ce lieu si hostile ? Tu n'y es plus acteur ! La scène t'est connue mais ce n'est plus ta pièce.
 
Les yeux de verre convergent vers l'intrus que tu es devenu. Malveillance inattendue... Et te voilà figé sous ces regards haineux. Accusé instinctif et coupable assuré.

II

En cette nef à fond de cale.
 
Contourner la colonne et surtout éviter les rayons de l'archange. Du haut de son vitrail, présent au rendez-vous, il t'attend, n'a cessé de t'attendre... C'est lui bien sûr qui doit prononcer la sentence. Et à travers le temps perdu d'un trop bref demi-siècle il a lancé vers toi son lugubre dragon. Jamais il ne l'a terrassé ! Il l'a apprivoisé ! En des steppes lointaines de barbares chasseurs envoient ainsi leurs aigles.
 
Ce qu'autrefois tu craignais tant aura fini par arriver. Imparable. Douleur de la morsure au cœur de la poitrine... Abominable épreuve ! Et le regard, là-haut flamboie de cruauté...
 
Tu devras désormais supporter ce fardeau. Tu devras toi aussi connaître ce calvaire. Le gravir et subir comme d'autres ont subi. Parcours initiatique. Cortège des mystères. Le monde se restreint, s'embrume, se délite. Comme un volcan qui naît se centre en son cratère c'est du creux de l'enfer que ta vie s'irradie.
 
Cet éclat qui traverse le vermeil d'un tesson c'est le dard qui te frappe, c'est l'épée qui t'adoube. Ombre de chevalier, de toi seul défenseur, et seule citadelle à toi seul confiée.

III

Genou à terre ! Prosterne-toi ! Abats-toi, étends-toi sur ces dalles humides, de tout ton long, de tout ton poids. Pèse sur elles comme elles pèseront sur toi. Perinde ac cadaver !
 
Statue déboulonnée. À tes tympans résonnent les coups de masse, de butoir, tête qui vibre des chocs qui te percutent, qui te renversent et qui cadencent ta déchéance.
 
Si du chaos toujours un nouvel ordre naît, alors ce glas soutient cet ordre lumineux. Cloches à la volée, gong morne du matin et lent tambour du soir te laissent abasourdi. Séisme pariétal. Et la frénésie des tam-tams s'amplifie, s'élargit, pour paraphraser ta souffrance.
 
Immobile. À plat ventre, comme pour protéger ta déchirure. Écartelé, comme pour capter des forces improbables, obscures et telluriques. Installé dans ta chute. Écrasé par cet injuste arrêt. En bascule.
 
Mais ce n'est pas l'instant. Et l'esprit s'égare... sur une courbure, une démarche, un sourire, une main qui se tend, un parfum troublant... Se contracter sur ces lointains bonheurs, ces délices perdues. Occuper à nouveau, avec rage, l'espace, et signifier ainsi qu'on n'a pas renoncé...

IV

Première nuit. Assis. Le dos à la muraille. Scarabée perdu au fond d'un sarcophage. Coup d'œil là-haut aux nuisibles arlequins, éteints. Provisoirement illusoires. C'est sans toi finalement qu'a commencé l'aventure. Des ombres, des visages transparents, des frôlements, du vent vivant, et tout cela s'agite dans une brumeuse obscurité, cherche peut-être à t'aider, mais te laisse impassible. Profondément. La tête ailleurs.
 
Quête obsessionnelle d'un enchaînement de causes, d'effets, de pourquoi, de comment. Remonter vainement à la source ? Billard d'images changeantes et polychromes. Survol tumultueux de plaines temporelles. Entre roulis et tangage ta tête s'écartèle. Chaque falaise a sa faille et débouche sur un monde nouveau. Celle que tu cherches est là ! Le visage mouvant, ondulant, de la froide douceur à la haine torride. À travers le voile de ton indifférence, les regards ne peuvent se croiser. Les paroles ne peuvent consoler. Peine perdue !

V

Au point du jour qui naît, quel Simon de Cyrène partagera ta peine ? Ne vaudrait-il pas mieux t'enfermer dans l'orgueil ? Dans ce cadre vieillot l'impermanent implose.
 
Compassion, indécence, visages de Janus...
 
Et soudain tu te lèves : tu n'es plus seul ! tu n'es plus seul ! Le Malin t'accompagne ! Sidérante évidence ! C'est lui qui tord, qui mord, qui t'arrose de flammes et s'avance implacable, conquérant inutile de cette chair usée et vainqueur annoncé d'une âme désarmée.
 
Ô involontaires compagnons d'infortune, comme vos oripeaux siéent bien à vos défaites ! Mais jamais habits de gueux n'ont caché la noblesse. Lui n'est, à tout jamais, que ce qu'il peut montrer. Un mal terrestre, une vermine sombre, rampante, impure, appelant le talon qui l'écrase.
 
Tu ne vaincras qu'en t'exhaussant, qu'en refusant cette proximité vulgaire. Sur les ailes de la pensée élève-toi et rejette la boue. L'esprit survole le malheur, planante solitude où s'entrevoit une sortie plus lumineuse.
 
Non, nulle aide pour toi. Nul secours, tu porteras ta croix, haut, très haut, et, avec un insigne dédain, ton lancer ajusté fracassera la Bête.

VI

En ce premier matin, pour la première fois, tu aperçois d'autres présences, d'autres existences. Et ces vies portent sur toi, sur toi seul, un regard de douceur oubliée, une attention inespérée. Calmement, tous ces êtres t'entourent en un cercle très lent, rassurant, apaisant tes angoisses. Ta peine s'atténue par ce curieux partage. Chacun veut t'apporter sa part de délivrance.
 
Il y a si longtemps que tu n'as plus été au centre des regards... Tant et tant de temps perdu, d'errances, de désespérances. Et maintenant ces prévenances...
 
Ces voiles diaphanes qui t'effleurent... toutes ces fées pour toi en la clairière des colonnes, improvisant pour toi quelque danse profane, quelque office sacré...
 
Célébrant célébré, te voilà pieusement, comme les officiants, du linge recouvert.
 
Un voile pour dissimuler tes peurs, un voile pour dissimuler tes pleurs, pour sortir du jeu, sortir du monde, un instant, juste le temps de reprendre haleine, de grandir, de t'endurcir, de te donner bonne figure, de faire bonne contenance.
 
L'étoffe relevée, toutes tes frayeurs, estampées, pouvaient s'y lire en négatif. Un masque était tombé...

VII

Nu, allongé sur la dalle, pour la seconde fois, te voilà désormais plus faible que jamais, entre espoir et absence, plus incertain d'un autre lendemain... Mais présent, présent, et fort de cette simple présence qui te rend une amère espérance.
 
Venue de la voûte une eau trouble instille en toi, goute à goutte, le poison vital qui peut éteindre le feu qui te consume.
 
Ne bouge plus ! Pénètre en toi-même ! Suis ton chemin dans ce dédale, accompagne-le. Parcours ce labyrinthe dont tu n'es que l'orée. Apprends à te connaître. Parcours ces ruines que tu as suscitées. Apprends à reconnaître, à admettre... Le chemin de ta vie te semblait sans grands détours mais, tu iras pourtant te pencher toi aussi aux bords hideux du goufre périlleux.
 
Ouvre, ouvre les yeux, ceux du cœur, de l'esprit, admire, plein de terreur, la sublime alchimie qui doit te délivrer.
 
Observateur tremblant d'un combat de Titans, d'une lutte éternelle et inintelligible. C'est là, en ce creuset, que se joue ta misérable vie, cette pauvre survie que tu ne sais même pas auprès de qui mendier. Qui voudrait troubler pourtant une harmonie si peu divine ?...

VIII

Le temps s'est dissous dans une réitération qui te reste étrangère. Voilà ta force. L'espace de ton renouveau.
 
Hors du monde. Comme une chrysalide. Traversé de courants, de flux, de torrents rageurs, d'impulsions fulgurantes. En balance entre les deux principes, centre temporaire de l'affrontement éternel et cosmique. Pauvre hère un instant transformé en prince de l'astral, sorcier chamanique que la transe élève pour mieux l'écraser. Ce moment dérisoire qui t'est accordé, comme à un prisonnier sacré, emplis-le de ta fièvre, étire-le pour assouvir ta vaine vengeance.
 
Révolte de l'éphémère !
 
Arrache de ton cœur cette épine sanglante. Place-toi sous la lumière oblique. Bien campé, déterminé, fais face ! Et les yeux dans les yeux sois prêt à affronter l'archange obéissant qui veut t'enténébrer.
 
Lance ta répugnance, de toutes tes maigres forces, à la face des cieux. Que ton exécration prenne corps, s'alourdisse, et pour en finir fracasse cet antique tyran de verre coloré, ces dieux de fantaisie nés d'angoisses enfiévrées. (Comme se retrouvent vite alors, mais si fugacement, les forces joyeuses de l'enfance !....)

IX

Mille tessons en pluie multicolore, mille fragments d'antique effroi, mille débris d'une civilisation trop vieille, trop riche, trop ouverte, se sont abattus à tes pieds.
 
Le monde s'infiltre par cette déchirure et le siècle banni, s'introduit à la hâte, à la diable. L'océan prend ainsi possession du navire qui naufrage.
 
Et te voilà au milieu du désastre, toi, raidi dans le refus, toi, sombrant avec la nef, mais droit comme un capitaine des siècles passés, mais digne comme un stoïcien des temps anciens. Tu sembles l'axe autour duquel s'enroule le maelström frénétique de cette folie triste.
 
Illusion ! Et si c'était toi qui tournais ? Un pas hors de ton espace et tu serais sauvé peut-être. Un pas, un simple pas et tu passerais de l'autre côté du mirage... Mais non, tu restes cloué. Tu préfères un chatoyant trompe-l'œil à la grisaille supposée d'une issue incertaine.
 
Ne pas choisir c'est capituler, c'est te résigner à n'être jamais élu, jamais meilleur, jamais lucide. Ne pas choisir c'est abdiquer, renoncer à ta royauté, à ton absolue majesté. Qui te convaincra ? Tu es si seul ! Tant pis ! C'est ton univers, après tout... mais tu dois te rendre à l'évidence: sur le grand échiquier, le mat n'est plus très loin !

X

Alors, pourquoi ne pas saisir le plus tranchant éclat de verre ? Pourquoi délibérer encore ? ne pas monter avec Charon ?
 
L'heure n'est plus aux ajournements. L'inéluctable ne s'évite, nul n'a trouvé l'échappatoire.
 
Toute dérobade est interdite. Tu sais que la voie est tracée, que l'itinéraire est fléché et le parcours délimité.
 
Abandonne aux médiocres cette maudite espérance. Attendre, est-ce là ta seule réponse ?
 
Pars, ouvre grand tes ailes, change de navire et sois sans inquiétude, ce que tu trouveras au bout du compte est de peu d'importance.
 
Repos, peine ou néant : paroles pour le vent... pauvres mots de vivants...

Denys EISSART

addenda > Autour de "La lutte avec l'ange"...

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