Illusion d'Ithaque
Ithaque t'a donné ce beau voyage. / Sans elle, tu n'aurais pas pris la route. / Elle n'a plus rien à te donner.
Même si elle te paraît pauvre, Ithaque ne t'a pas trompé. / Maintenant que te voilà sage avec tant d'expériences, / Tu auras compris ce que les Ithaques veulent dire.
Constantin CAVAFY (Ithaque)
- I -
Ruissellement d'eau fraîche. Comme le plus parfumé des vins miellés. Dans le cratère le plus richement orné. Nu. Seul. Arrivé enfin aux abords de l'indifférence.
- II -
Tous chemins mènent à Ithaque. Mais il est trop tard, trop tard. Tu ne retourneras plus à Ithaque. Tous lieux se valent désormais.
- III -
Arrête tes pas, voyageur inquiet. N'attends pas l'hiver pour espérer le printemps. Bois cette eau. L'oubli des injures est au bout de ta soif apaisée. Prends ce drap. Sa blancheur protègera ta peau meurtrie.
- IV -
Tu as cherché longtemps. Comme nous tous. Toujours résolu malgré une ardeur inégale. Certains d'entre nous te virent amorcer le parcours alors qu'ils n'étaient encore que des enfants. Qu'ils ne songeaient même pas qu'il puisse y avoir un parcours.
- V -
C'est fini maintenant. Bois. Puis calme ton cœur alarmé. Tu n'es plus seul. Nous avons tout le temps. Tout le temps... et le soleil sonore de ce pays marin. Viens t'asseoir à l'ombre de cet olivier, près des asphodèles. Tourne le dos à cette mer inexorable.
- VI -
Viens partager ce qui peut l'être, cela t'aidera à supporter le reste. Non. Ne cherche pas tes mots. C'est nous qui parlerons. Qui dirons ton histoire. Tu en es encore tout imprégné, tu en ruisselles comme une épave échouée. Nous serons tes passeurs, indulgents mais lucides.
- VII -
Sers-toi en vin de palme, goûte ces fruits sucrés. Viens, nous t'accueillons en frère. N'en sois pas surpris. Nous sommes bien tes frères en quelque sorte. Nous te connaissons, même, mieux que des frères. Et ton histoire mérite bien d'être racontée. Elle participe depuis tant à notre commune sagesse...
- VIII -
Ne sois pas surpris. Nous sommes de pointilleux mémorialistes, des chroniqueurs très exigeants. Ces faits furent sérieux. Les proclamer l'est tout autant.
- IX -
Comme tous, tu reçus en naissant ton nom caché mais c'est bien sûr sous ce masque public que tout se déroula. Peu importe. Tu naquis, le reste était assez inéluctable.
- X -
Et d'abord, que l'enfance ne nous arrête pas. Les amplifications sensitives conservées en de diffus souvenirs ne supportent que très mal les confrontations ultérieures !
- XI -
Même les plus terrifiants sangliers n'entaillent durablement que la chair. Tu le sais bien, tu étais alors bien plus pauvre et nu que tu l'étais naguère sur cette plage.
- XII -
La somptueuse jeunesse, elle, émerveille vraiment. Papillon éblouissant, butineur de désirs inapaisables. Toutes vérités semblaient bien encloses en ce maelström tonitruant. Mais, tu le sais bien, elle t'a laissé pourtant plus pauvre et nu que tu l'étais naguère sur cette plage.
- XIII -
Trop sages Pénélopes, Hélènes chimériques !...
- XIV -
En ton âge plein, plein de plénitude et d'ampleur, plein de vigueur épanouie, plein de graves lenteurs et de longueurs sereines, ta vie, enfin, te parut absolue.
- XV -
C'est en ces temps déterminés que se construisit ton renom, que s'établit ton crédit. C'est cette vie-là qui seule compte finalement. C'est cette vie-là dont nous faisons parade.
- XVI -
Rumeur de guerre, rumeur de folie. Labourer le sable et semer le sel. Partir en ambassade. Rassembler son escadre. Labourer la mer et semer la haine.
- XVII -
Guerre. Vaillance. Bravoure. Rugissements. Rage de vaincre. Fracas. Fureur. Fougue. Diplomatie. Ruses. Ruses surtout.
- XVIII -
Et artifices sans nombre. Accusations. Vengeances. Et dans ta main... la première pierre. Détruire toujours.
- XIX -
Et puis.... Tempêtes. Tempêtes. Tempêtes...
- XX -
Que tout cela fut dérisoire, n'est-ce pas ?... Grand héros ! Naguère si pauvre, naguère si nu, là sur cette plage. Cette plage sur laquelle nous avons tous échoué avant toi, aussi démunis que toi, après un parcours aussi inconsistant que le tien.
- XXI -
Après avoir dompté tout autant de tempêtes. Après avoir déjoué tout autant de pièges. Après avoir été séduits par tout autant de femmes...
- XXII -
Et finalement, dieux, tempêtes et femmes oublieuses nous auront, à leur tour, trompés, brisés, et délaissés.
- XXIII -
Des fils d'Éole ! Voilà bien notre paternité cachée. Tant nous avons tous été habiles à déplacer du vent !..
- XXIV -
Tous aussi vains que le tout premier naufragé, notre infortuné compagnon que tu peux voir là-bas, toujours un peu à l'écart, et que l'on nomme ... Odysséus.
Denys EISSART
addenda > Autour de "Illusion d'Ithaque"...
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