Au nom des Érinyes

Et tu les conduisis de jour par une colonne de nuée, et de nuit par une colonne de feu, afin d'éclairer pour eux le chemin dans lequel ils devaient marcher.

Néhémie 9, 12

Que tremoli, l'enemic,
En veient la nostra ensenya,
Com fem caure espigues d'or,
Quan convé seguem cadenes.

Els Segadors

I

LÀ où vont les fleuves, au bout extrême de la plaine, la cité quadrillée brille de bruits aigus. Au fil d'un cadastre règlementaire, de noires silhouettes furtivement écoulent un infime destin. Là n'est pas... là n'est plus votre pays. Salicornes et goélands sont maintenant mots ténébreux répétées dans le vent par des refrains de vieux. Là ne vont plus vos envies.
 
Qui s'est baigné dans la cascade n'a nul besoin d'embruns, même si des rêves de sel viennent parfois le tourmenter. Là où les bleus se mêlent, là où portent vos yeux, sur le sol de vos pères une autre race règne, et dans vos cimetières des souvenirs qui saignent de ne pouvoir comprendre ce reniement honteux.
 
Fils débiles, en quels bouges avez-vous donc perdu vos abjectes ardeurs ? Vaincus, vous n'avez pas voulu voir en vos rues errer ces loups hostiles, la sombre barbarie envahir vos esprits. Vraiment, perdants sans gloire, comme elle est dégradée l'âme de ces guerriers qui jadis égalaient les troupes d'Orcanie ! Si un sang anémique anime l'ours farouche, désormais conquérants, des sables peuvent jaillir le léopard, la hyène, la gueule grande ouverte. Détalez, décampez ! ou sinon devenez, la piètre valetaille de ces fourbes canailles.
 
Pays livré, portes ouvertes par des princes honnis, des traîtres au beau discours, vendus à l'ennemi. Impunis... Ah ! cette rage ! cette rage ! Pauvre patrie trahie, foulée aux pieds par ces manants au teint gris ! D'un voile de poussière à la dalle funèbre ! Quelle écrasante chape ! Joie est morte et le soleil s'est obscurci. Joie est morte, engloutie, et la Lune, et une à une toutes les étincelles de la tour marine.
 
Qu'avez-vous fait de nos alertes ? Vous en riiez. Vous vous moquiez. Nos cris vous les avez couverts par les clameurs du cirque, par les discours de trompeurs histrions politiques, par de faibles musiques, et vous voilà stupides, les mains vides, devant ce mur qui vous rejette, qui vous exclut, qui vous nie. Fuyez ! Il n'est plus temps ici de lutter. Fuyez ! Tranchez ces liens ! Amputez votre cœur de sa moitié la plus tendre et que l'exécration entre en celle qui reste. Écrasant rocher qui dès lors sera le faix dont vous serez chargés.
 
Sans retour. Une autre génération peut-être... Sans retour. Laissons ces funestes campagnes... Sans retour. Ô bonheur immérité !... Une autre ère commence qui verra vos enfants confirmer leurs juvéniles serments au bord funeste de ce trop franchissable océan, et faire, dans des vagues rougies, d'un baptême ancien, nouvelle célébration.
 

II

QUEL ami d'infortune prit le premier la route ? Lequel devint ce guide que tous en secret attendaient ? Mille, dix mille aussi désespérés, sur lui réglant leur pas, une dernière fois soulevèrent, lourde cohorte lente, la poussière vénérée de la glèbe natale. Quel abandon ! Quel déchirement ! Mille ans sur cette terre aimée, deux mille même certainement et en quelques années tout est balayé par cette insidieuse marée. Chassés. Rejetés dans le bannissement. Évincés. Définitivement.
 
Nul besoin de passeur. Ni sextant, ni boussole. Vos pas suivent dociles des lignes telluriques. Devant vous le massif avance ses vallées pour mieux vous accueillir, et les tord au plus vite pour mieux vous protéger. Le rustique géant, archaïque et pesant, s'offre à votre détresse pour la transfigurer. Sous le regard aigu des buses, des milans, l'araignée démesurée de votre misère rejoint son sûr repaire, et les serpents, en un reflux inverse, vont prendre possession de vos maisons ruinées.
 
Désormais pour les siècles des siècles et pour mille ans peut-être voilà votre univers, ce monde différent où vous devrez renaître, acclimater légendes et épopées sans âge, étreindre cette géographie sauvage. Du sud pour très longtemps, les faces se détournent. Ô enfants d'Apollon devenus fils de Diane !
 
Encore douloureux d'horizons inviolés l'espace d'humanité qu'il vous faut limiter devra se circonscrire à ces sombres forêts. Sombres, mais non désolées. Sombres, mais sans désespérance. Ne cherchez pas ici l'âge d'or, Saturne est mort et le Grand Pan aussi. Faunus n'y poursuit plus quelque nymphe timide et les fruits de la terre ne s'offrent plus sans peine, mais le juste travail de citoyens en paix peut bâtir dans le calme un âge de concorde.
 

III

LES enfants qui naquirent au ressac du dépit estompèrent en douceur les navrantes blessures. Des feux de Beltaine aux bûchers de Samhain, onze générations coulèrent en harmonie et au pied des stigmates des guerres d'autrefois les danses et les chants exorcisaient les peurs.
 
Nul ne raconte la quiétude sans la troubler un peu. Que passent les hommes, que passent les siècles, que s'accomplissent les destins, et que les fils des fils succédent à leurs pères...
 
Qu'il vint vite pourtant ce jour où l'Autre Monde devint un Nouveau Monde ! La magie est partie, la foule se regarde, ordinaire, étonnée, prête à suivre celui qui le premier se lève. Lois, tabous, interdits, ce carcan nécessaire à toute multitude, le voilà rejeté, brisé et déchiré, par eux foulé aux pieds, de sang éclaboussé. De toute éternité, sans aucune surprise, la belle liberté, prévisible fardeau, inéluctable charge, va accabler ceux-ci même qu'elle avait affranchis. Il faut trouver d'autres raisons de vivre, un autre territoire pour un autre avenir, sacrifices nouveaux, offrandes propitiatoires, rêves de salicornes, désirs de goélands... Mortels ! De nouveau !
 
L'adversaire d'hier est celui d'aujourd'hui. Toujours la même haine ! Cette inintelligence... Abandon volontaire à l'asservissement, à ces djinns primitifs, ces démons malfaisants. Ainsi va le destin des hommes et des dieux... Graves et vertueux, définitivement monstrueux, résolus, fiers d'entrer dans la lice, d'écrire une dernière scène sur cette vierge arène.
 
Toute bataille veut la plaine, le fond d'abîme comme une tentation de Megiddo l'ultime, des armées bien campées, des lignes bien tracées, et de francs étendards, à dextre, à sénestre, de gueules à la clef d'or contre sinople plain. Tous provisoires Titans, toujours inassouvis prêts à l'affrontement, prêts à verser le sang.
 
Soulevés par un vent sans mémoire et muet, les trois voiles des Moires emplissent un ciel inquiet. Au vent reptile ondulent les rouges centuries, alors du haut des collines rebelles se dressent les légions aux cris de "Reconquête !" et l'arc d'Iris vers lequel elles s'avancent participe déjà au trop certain triomphe.
 

Demain, demain,
ou par vos fers, ou par vos cendres...
 
... la plaine sera vôtre.

Denys EISSART

addenda > Autour de "Au nom des Érinyes"...

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