Sacrifice atlante
Mais, quand la part divine vint à s'étioler en eux, pour avoir été mélangée maintes fois avec maint élément mortel, et quand le caractère humain l'emporta, alors, incapables désormais de supporter le poids de leur condition, ils tombèrent dans l'indécence...
PLATON ( Critias )
EN ce temps-là, les navires dorés de la Cité Majeure, gonflaient de toutes parts. D'air, en leurs voiles isocèles.
D'éclectisme marchand, en leurs cales immenses.
Quant à la suffisance de leur allure hautaine, bien mieux qu'un étendard, elle signait à coup sûr leur fière appartenance.
Voguant vers l'ombilic, là-bas, au centre des caps tracés par leurs sillages, ils tissaient fermement au-dessus des abysses, un lacis impérieux .
Toutes les mers, alors unies en Océan, se faisaient ondoyantes et soumises pour enclore leur aire. Les détroits, tous portes du domaine, accès verrouillés à la servile barbarie,
à l'exote équivoque, faire-valoir de leur superbe, s'ornaient d'arches cyclopéennes, de colonnades fabuleuses .
Seigneurs sans suzerains, et, des princes aux marins, tous hors pair, tous semblables aux dauphins d'orichalque entourant leur dieu d'or en son temple lointain.
Ce dieu sismique et maritime, qui songe parfois en son palais liquide à ses amours illégitimes, ce dieu dont la voix retentissante sait ébranler le sol,
ce dieu qui, d'un seul coup de trident, fait lever les plus fortes tempêtes, ce dieu farouche, ce dieu rancunier les avait un jour agréés.
Justification de leur outrecuidance et fondement de leur empire inutile.
Inutile, oui. Car à quoi bon tout cela en effet ? Cette pesante mainmise sur des sylves étouffantes, sur quelques villages de rustres, vraiment, à quoi bon cet empire sauvage ?
À quoi bon toute cette richesse qui ruisselait et ruisselait sans cesse sur les quais fourmillants du port triple de l'Île primordiale ? À quoi bon,
si la seule Cité qui, avec la leur, méritait de ce temps le beau nom de cité, demeurait, depuis tant, insolente, insoumise ?
Archontes où sont vos troupes ?
Où les hoplites chargés ?
Où les archers ?
Où les frondeurs ?
Où les lanceurs de javelot ? Et les chars de combat tirés par deux chevaux ?
Quand donnera-t-on l'ordre d'armer les redoutables trirèmes ?...
Alignés sur vingt stades, les lourds vaisseaux restaient abordés aux berges rectilignes du Grand Canal et les marins vigoureux épuisaient le temps en jeux de dés stériles.
Dans l'enceinte du sanctuaire, revêtus de la robe bleu sombre et la couronne de cristal rayonnante, les dix rois, comme tous les six ans, s'étaient assemblés.
Sous le plafond bigarré d'ivoire, d'or, d'argent et d'orichalque, face au dieu debout sur son char attelé de six chevaux ailés, ils avaient longuement prié.
Comme d'usage, on avait alors libéré dix noirs taureaux atlantes dont l'un, choix du dieu terrible, serait égorgé au sommet de la colonne sacrée.
Après avoir béni les solides épieux sans fer et formé les lacs selon le rituel antique, les rois s'étaient mis en chasse et auraient dû tôt capturer l'animal divin.
Amplement, le sang du taureau distingué aurait dû couler le long de l'inscription imprécatoire qui formulait l'observance stricte des lois originelles.
Le feu de myrtes allumé, la colonne purifiée, les libations faites avec le vin miellé, les cratères d'or déposés en ex-voto, les rois auraient patiemment dû attendre que s'enténèbre le temple,
comme doivent le faire ceux qui respectent la Loi, pour délibérer enfin dans la noire obscurité qui plaît au sombre dieu.
Hélas ! Quelle a donc été, en ce funeste jour, la cause de son déplaisir ? Lequel des dix a souillé de son impureté l'enceinte révérée ?
Pourquoi ce qui avait toujours été a-t-il soudain cessé d'être ?
Nul ne saura jamais. Certes. Mais ce signe était LE signe gravé et annoncé que nous n'avons su voir.
Tout cela est clair maintenant.
Aucun des plus anciens vieillards de la Cité, aucun des vagues sorciers des villages les plus éloignés, ensuite questionnés par les plus doctes prêtres n'ont pu avouer tel souvenir...
(Ici, d'ordinaire, tous les aèdes s'interrompent. Un long temps ils restent les yeux vides, figés, pensifs. Comme frappés par l'horreur de leur récit expiatoire.)
Celui qui fait trépider le sol, celui qui fait osciller légers esquifs et lourds croiseurs, pour la première fois, n'avait pas voulu accepter le sacrifice, n'avait pas voulu humer la chair fumante.
Refusant l'offrande, il refusait l'alliance.
Les noirs taureaux aux cornes gainées d'or se dérobaient entre les statues des cent nymphes océanides.
Leur course insolente, emplissait l'air enfumé d'un intolérable tumulte.
Au crépuscule de ce triste jour, les rois, vaincus par l'absence divine, demeurèrent prostrés au pied des chevaux ailés.
Alors, les prêtres inquiets qui avaient osé un regard, virent ...
Les dix noirs taureaux sacrés, luisants, fumants, approchèrent droit, solennité sauvage de l'instant...
Vingt prêtres jurèrent par la suite avoir vu le dieu d'or enjoindre le massacre d'un signe impératif de son trident emblématique.
(Ici, d'ordinaire, la lyre cesse de vibrer. Les yeux, lentement, se ferment pour mieux voir ce que les prêtres ont vu et que les mots ne peuvent dire...)
La fin de la lignée d'Atlas.
En ces lambeaux éviscérés, se lisait, sans le recours de nul haruspice, le trépas annoncé de tous et de chacun.
L'écho de la nouvelle ne put rester enclos entre des colonnades, il vint comme un rôdeur, se répandre, insidieux, par toutes places de la bruyante acropole.
À tous il disait la noire infortune, l'adversité funeste, la disgrâce divine, les épreuves à venir, le sort maléfique.
Et plus il se répandait, plus il se renforçait, d'or en orichalque, de bronze en étain, sautant l'enceinte triple, s'élançant par-dessus les anneaux de mer, les anneaux de terre,
pénétrant en chaque demeure de pierres blanches, en chaque demeure de pierres noires, en chaque demeure de pierres rouges, du bois sacré à l'hippodrome,
de la plaine du sud aux montagnes du nord.
Pétrifié,
le monde entier restait en suspens.
Les dieux seuls doivent savoir le nom de celui qui, le premier, lança l'exécration de l'innommable Cité.
Mais, tel un tonnerre fulminant, ce ne fut plus bientôt qu'une rumeur allant sans cesse s'amplifiant.
Les hommes se chargèrent du lourd airain guerrier.
De l'imberbe au chenu tous voulaient embarquer,
tous voulaient faire expier
la lointaine accusée, la coupable abhorrée.
De favorables vents soufflèrent vivement.
Certains affirment qu'une seule nuit suffit pour parvenir aux abords des terres maudites à l'infini.
D'autres précisent que les dieux, contrits, retinrent alors le char solaire pour permettre une arrivée propice.
Qu'importe !
Seule la bataille mérite de laisser trace.
Et, certainement, l'ardeur de l'engagement peut encore arracher d'amères larmes.
Sept fois le sol vacilla.
Sept fois le ciel s'obscurcit.
Sept fois, chacun son tour, crut l'issue favorable.
Qui peut, après cela, ajouter foi encore à des pactes divins ?
Eux, dieux tutélaires de l'un et l'autre bord, réunis, on le dit, en leur demeure flamboyante, au centre même de l'univers,
s'étaient jurés de ne peser sur aucun des plateaux de la Grande Balance.
Combat d'hommes seulement, pour les hommes,
pour la Terre, à prendre, à posséder, à abreuver de brûlantes humeurs.
Alors pourquoi ?
Pourquoi cet équilibre rompu ?
Pourquoi cette tourmente ?
Pourquoi enfin accorder toutes faveurs à l'odieux ennemi ?
Vainqueurs rayonnants, inattendus et éphémères, ils dressent le trophée, ils rejettent à la mer les plus vénérables des hommes.
Mais les dieux versatiles n'ont pas voulu de ce triomphe facilité.
Ils ont tout balayé.
De leurs frondes divines, ils ont criblé le monde.
Océan a vomi sa détresse engloutie.
Un seul jour a suffi.
Un jour seul, avec sa nuit sans terme...
Aède aux pieds légers, préserve l'or de ta parole.
Pars, pars sur les chemins cahoteux.
Rejoins, si tu le peux, tes frères d'infortune.
Tu leur dérouleras l'antienne de ces chants,
qu'ainsi se perpétue le souvenir amer
de ces nobles héros dédaignés par les dieux.
Denys EISSART
addenda > Autour de "Sacrifice atlante"...
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